23/06/2006
Les voies du Stalker, 4 : Fabrice Trochet pour Un grain de sable
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22/06/2006
Albert Londres : un débat occulté sur un mythe à déconstruire, par Jean-Pierre Tailleur
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21/06/2006
Impasse phénoménologique ? Sur L’Histoire d’une vie et sa région sauvage de L. Tengelyi, par F. Moury

J'adresse mes remerciements à Claudia Carlisky qui m'a autorisé à reproduire cette photographie d'une des sculptures de son père, Alberto Carlisky (cf. fin de l'article pour quelques indications biographiques). D'autres clichés de cette série sont disponibles sur le site de l'ADAGP (onglet Banque d'images puis Consulter la BI et enfin entrer le nom de l'artiste).

Gaston Berger, Le Cogito dans la philosophie de Husserl (édition Aubier-Montaigne, coll. Philosophie de l’esprit dirigée par L. Lavelle et R. Le Senne, 1941, p. 149 – recension bibliographique d’un article de Jean Hering paru en 1939).
«L’idée n’est pas le fondement du réel, c’est le contraire qui est vrai et ne pouvait cependant être affirmé que par une philosophie ayanr les moyens de nous faire concevoir un réel capable d’être effectivement l’origine de nos idées, parce qu’il est le lieu où se réalise originairement la vérité [...].»
Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps – Essai sur l’ontologie biranienne, cf. chapitre II, Le corps subjectif (éditions P.U.F., coll. Épiméthée, 1965), p. 102.
«L’idée d’intentionnalité apparut comme une libération [...].»
Emmanuel Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, cf. chapitre intitulé Intentionalité et sensation (1965, édition Vrin, coll. Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 1941, réimpression conforme à la première édition suivie d’essais nouveaux, 1982), p. 145.
Que s’est-il passé de 1938 (année de la mort de Husserl) à 2005 (année de la parution de cette traduction française du livre de Tengelyi) ? S’est-il vraiment passé quelque chose ? Pas sûr.
Le titre est trompeur pour le néophyte : ce n’est pas une biographie (histoire d’une vie), ni une étude géographique (une région sauvage) ni une fiction romanesque mais une sorte de thèse universitaire se présentant, pour l’essentiel, comme une suite de commentaires d’histoire de la philosophie, eux-mêmes soutenus par une thèse enfin développée dans la quatrième partie. Un regard sur les textes publiés dans cette riche collection – un regard cultivé sur son simple titre, emprunté à un ouvrage célèbre de Husserl, comme le savent nos lecteurs – ne laisse plus place au doute : la collection Krisis (chez Jérôme Millon) est majoritairement dédiée à la phénoménologie même si on y trouve aussi des textes de Schelling ou de Condillac. Certains des commentaires de Tengelyi sont riches et clairs mais d’autres sont assez désinvoltes voire parfois franchement navrants ou involontairement drôles. Le projet de Tengelyi est posé dès le commencement de l’ouvrage : poursuivre la phénoménologie morale du dernier Lévinas. Mais peut-on la poursuivre ? Et surtout la poursuivre de cette manière ?
Matériellement le livre est beau et bien imprimé sur un beau papier : quelques remarques négatives cependant, avant d’en venir au fond. Il faut arriver à la note 2 de la p. 217 pour savoir enfin qui est – ou, du moins, d’où vient – l’auteur : il est hongrois ! Nous avions un préjugé favorable envers les penseurs hongrois à cause du Dr. Sandor Ferenczi. La mention «ouvrage traduit de l’allemand et de l’anglais» correspond peut-être à deux livres distincts parus en 1998 (édition allemande) et en 2004 (édition anglaise) puis rassemblés ou bien à deux éditions respectives d’un même livre : ce n’est pas évident. Le titre courant en haut des 360 pages ne varie pas alors que le texte compte plusieurs parties divisées en très nombreuses sections elles-mêmes titrées : paresse navrante. Qu’on compare à cette paresse le beau travail des anciennes P.U.F. sur les titres courants d’un livre tel que, par exemple, Raymond Ruyer, Néo-finalisme (collection B.P.C., section Logique et philosophie des sciences dirigée par Gaston Bachelard, 1952).
Il n’y a pas d’Index nomini : dommage pour les étudiants pressés devant rapidement chercher une référence sur tel ou tel auteur cité ou analysé. Ils pourront cependant se reporter à la table des matières. Il n’y a pas non plus de bibliographie récapitulative des ouvrages cités en note ou dans le corps du texte. Nombre de coquilles sont probables aux pp. 270, 277 et d’autres certaines comme dans les notes des pp. 47 et 278. Une citation de Martin Heidegger est «légèrement modifiée par le traducteur» p. 276 : pourquoi ? On ne sait pas.
Les citations de certaines éditions laissent de côté l’édition originale ou croisent peut-être l’édition originale avec une réédition postérieure : voir pp. 296 et 323 à propos de Essai sur le mal de Jean Nabert et aussi dès le début du livre les citations de L’Être et le temps de Martin Heigegger. C’est la pagination d’une édition récente de ce dernier livre qui est citée tandis que les divisions originales sont passées sous silence : comment s’y reconnaître si on possède l’ancienne traduction donnée par Gallimard N.R.F. ? Lorsque L’Éthique de Spinoza est citée, la citation est lacunaire : «proposition 36 et corollaire» – oui très bien mais dans quel livre ? On vous le dit nous-même : c’est dans le livre V. Idem à la p. 6 note 4 : on ne cite pas Kant de cette manière ! Nous économisons volontairement du temps lorsque nous prenons la liberté de ne pas citer les propres divisions de Tengelyi mais notre temps est celui du critique : il nous est compté alors qu’un auteur a par définition le devoir de donner du temps au temps. Et de respecter strictement les usages de l’Université. À la page 315 de son ouvrage, Tengelyi parle de «l’experimentum crucis» à propos d’Adorno mais ne dit rien de l’emploi de ce terme chez Pierre Duhem et chez les philosophes médiévaux. Certains néologisme barbares sont employés : des expressions «langagières» (p. 35) par exemple. Qu’est-ce que c’est que ce terme-là ? À quoi sert-il ? On se le demande encore.
Aspects intellectuels et historiques négatifs
Le terme de «région sauvage» se trouve dans Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (au paragraphe intitulé La Trace de l’autre (1949) à la p. 187 de la réédition de 1982). Tengelyi n’en dit mot mais analyse l’idée de «pensée sauvage» chez Merleau-Ponty à la page 213 de son ouvrage. De nombreuses formules ou thèses énoncées sont tout bonnement des redites, des paraphrases voire des flatus vocis ou des erreurs. Husserl n’est pas «le premier» à s’être intéressé à une expérience anté-prédicative (p. 38). Hegel n’est pas non plus «le premier» à avoir pensé que l’expérience était «un événement apportant quelque chose de neuf» (p. 39). En outre, on ne dit pas, comme on peut le lire à la page 40 , Introduction à la Phénoménologie de l’esprit mais Préface à la Phénoménologie de l’esprit. Une phrase (p. 43) commence par «Ce qui semblait échapper à Hegel, c’est que…» : il faut oser même si c’est involontairement amusant ! Un peu plus loin (p. 43), nous trouvons un vulgaire «… pour parler comme Hegel…».
La différence théorique entre Michel Henry et Lévinas est évoquée page 94 : elle ne fait que redire ce qu’avait déjà écrit Lévinas en substance dans Énigme et phénomène (1965, repris in op. cit., supra, p. 205 de l’édition de 1982) à propos de l’édition originale du livre de Michel Henry, L’Essence de la manifestation (tomes I & II, éditions P.U.F. coll. Épiméthée, Paris, 1963). Idem pour la remarque sur Brentano, empruntée à Lévinas, L’Œuvre d’Edmund Husserl, op. cit., supra, pp. 30-31 et 40-41 à propos de la conscience interne du moi dans le temps et l’influence de Brentano sur Husserl. Je signale à ce sujet que pas une seule fois ne sont cités les livres remarquables de Lucie Gilson, La Psychologie descriptive selon Franz Brentano (édition Vrin, coll. B.H.P., 1955) et Méthode et métaphysique selon Franz Brentano, même éditeur, même année. En 1891, Husserl avait pourtant dédié à son maître Brentano sa Philosophie de l’arithmétique et il redira sa dette à son égard en 1911 dans La Philosophie comme science rigoureuse puis en 1919 dans un article sur Brentano inclus dans un livre en hommage collectif à ce dernier. Tengelyi parle à la page 194 de son ouvrage d’une «tradition française de longue date, qui remonte à Maine de Biran et reste encore détectable dans ses effets chez Michel Henry». Très bien mais Tengelyi sait-il que Henry est l’auteur d’une Philosophie et phénoménologie du corps – Essai sur l’ontologie biranienne (éditions P.U.F., coll. Épiméthée, 1965) ? Tengelyi traduit en français, cela peut aussi donner ceci (p. 248) : «[...] en lien avec une référence de Lévinas à Alphonse de Waehlens [...]». N’était-il pas plus simple d’écrire ou de traduire cela par un banal mais simple et clair : «[...] concernant la référence de Lévinas à Alphonse de Waehlens… [...]» ?
Aspects positifs ou négatifs mais révélateurs de tendances réelles et actuelles même si lesdites tendances sont médiocres.
Les pages 154-155 de notre ouvrage constituent un apport utile à l’histoire de la philosophie. Il faut immédiatement ajouter que c’est souvent le cas lorsque Tengelyi utilise des textes longtemps inédits et que nous ne connaissions pas nous-même. On apprend des choses de première main en lisant ses considérations sur le Cours de 1928 professé par Martin Heidegger sur Leibniz, par exemple. Et aussi, pourquoi ne pas le dire, on peut appprécier une rafraîchissante et juvénile audace : critiquer son propre maître Husserl (pp. 216-217) d’une manière si prétentieuse qu’elle laisse rêveuse.
La thèse commence à se dessiner plus précisément à la page 223 : Tengelyi prône le dialogue interculturel avec l’étranger, le renoncement au concept du «propre» et considère Totalité et infini comme «la première grande œuvre de Lévinas» parce qu’elle aborde la question éthique. Totalité et infini est une thèse de doctorat tardive qui marque certes une date et donne une impulsion fondamentale à l’infléchissement de l’évolution philosophique de Lévinas, mais qui est précédée de très nombreux articles métaphysiquement importants dans la bio-bibliographie lévinassienne. La présenter ainsi est objectivement trompeur.
On lit une phrase succulente à la page 230 : «[...] Derrida souligne à bon droit que Husserl «se montre soucieux de respecter dans sa signification l’altérité d’autrui». Lévinas insiste lui aussi à bon droit sur le fait que, etc. [...]». Le premier a toujours eu le chic pour enfoncer des portes ouvertes. Tengelyi prend la suite courageusement. Une comparaison scolaire et fragmentaire des morales d’Aristote et de Kant à la page 250 donne aussi le ton récurrent de cet ouvrage : une certaine niaiserie appliquée.
La quatrième partie est une laborieuse position d’éléments «pour une éthique de l’altérité». On nous y parle à la page320 de la «question d’une possibilisation de la moralité conforme à la conduite de la vie». Il suffisait d’écrire : «la question de savoir comment la moralité peut nous guider» ! Page 340, l’auteur nous avoue, après quelques commentaires des inévitables Lacan et Ricoeur – et cet aveu nous soulage un peu – que «Nous laisserons ces questions ouvertes». La page suivante commente la morale de Kant puis la thèse de Nabert sur celle-ci. La conclusion est particulièrement nulle en dépit de sa modestie remarquable… Qu’on en juge : «Pourtant, le mal ne porte pas toujours l’empreinte du bien. Le bien reste plutôt différent du mal. Différent, toutefois d’une différence qui, comme le dit Lévinas, est plus différente que l’opposition». Flatus vocis…, dissolution totale de la pensée, en somme. Il fallait oser écrire ça pour achever la dernière page 358 !
Bref, un livre à l’occasion utile au philosophe cultivé en raison de certaines discussions techniques précises et occasionnelles mais inutile pour les novices, qu’il ne pourra qu’égarer sur de mauvais chemins.
P.S. : nous nous excusons du délai très long écoulé entre notre réception du livre et l’envoi de notre recension critique auprès de son éditeur comme auprès du nôtre, notre cher varan Juan Asensio. Mais peut-être le premier regrettera-t-il, après lecture de celle-ci, qu’il n’ait pas été beaucoup plus long encore ?
Note additionnelle sur l’édition Vrin, coll. B.H.P., de 1982 de Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger.
Nous signalons à l’éditeur Vrin qu’à l’occasion de notre lecture, nous avons rajouté une liste d’à peu près 35 coquilles et fautes de syntaxe ou de grammaire – sans parler de très nombreuses fautes de ponctuations – à la liste déjà considérable d’errata établie à l’avant-dernière page. Nous en tenons la liste exhaustive (page et ligne de la page) à sa disposition.
Quant au fond, il est évident que Lévinas se sépare toujours davantage d’Husserl à mesure qu’il vieillit. Il devient poète et moraliste d’abord, métaphysicien ensuite ou simultanément, peut-être. C’était son ambition : ce fut en effet son originalité. Mais les premiers écrits historiques de Lévinas sur Husserl – et Heidegger – sont utiles à comparer, pour saisir la réception et le retentissement de la phénoménologie husserlienne, avec ceux par exemple d’un Gaston Berger (années 40-60) ou d’un René Schérer (années 60-75). Il reste que de cette comparaison il nous semble évident qu’émerge un problème : Husserl à hésité toute sa vie entre réalisme et idéalisme. C’était un oscillateur incarné. Et ses commentateurs (notamment Merleau-Ponty, en France) sont incapables de trancher dans un sens ou dans l’autre très longtemps : ils oscillent aussi toujours eux-mêmes. C’est l’aporie phénoménologique dans toute sa saveur et sa richesse : saveur réservée aux techniciens raffinés mais qui peut lasser ou dégoûter les novices très rapidement de l’idée de philosophie elle-même qui est bien sûr tout, sauf une «science rigoureuse» au sens où Edmund Husserl l’entendait parfois. C’est ici que la critique d’Husserl par Léon Chestov peut être mentionnée ainsi que le dialogue manqué de Chestov avec Jean Hering : elle ouvre bien des perspectives jamais véritablement dépassées depuis.
Sur Alberto Carlisky : sculpteur, né en Argentine en 1914. Antifasciste. Carlisky débute dans le journalisme, milite pour les républicains espagnols et gagne sa vie dans la publicté. Il travaille en sculpteur autodidacte, à l'âge de 38 ans, avec Zadkine. Une année plus tard, il expose pour la première fois de sa vie à Paris. Ensuite viennent les biennales de Buenos Aires, Venise, Sao Paolo. Première exposition d'art contemporain au musée Rodin. Plusieurs expositions individuelles et collectives en France et à l'étranger. Il s'installera définitivement en France à partir de 1959 où il mourra en 1999. Signalons une exposition à l'Espace Cardin de la série L'homme martyr de l'homme, du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest ainsi qu'une rétrospective de son œuvre en 1982.
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17/06/2006
Le Da Vinci Code ou la régression païenne, par Germain Souchet

«Lorsque la vraie doctrine est impopulaire, il n’est pas permis de rechercher la popularité au prix d’accommodements faciles. […] Nous n’avons pas le droit d’abandonner «l’enseignement solide» ni de le modifier. Le transmettre dans son intégralité est le rôle du Magistère de l’Église.»
Jean-Paul II, Entrez dans l’Espérance (Plon-Mame, 1994).
Le pilonnage médiatique aura donc été efficace. Alors que le livre de Dan Brown s’était déjà vendu à plus de quarante millions d’exemplaires à travers le monde, l’adaptation cinématographique du Da Vinci Code, réalisée par Ron Howard, avec Tom Hanks dans le rôle principal, a raflé plus de 225 millions de dollars le week-end de sa sortie internationale. Cette performance exceptionnelle – la deuxième de «tous les temps», selon l’expression consacrée du petit milieu nombriliste du cinéma hollywoodien – a déjà permis aux studios américains d’engranger 100 millions de dollars de bénéfices. Aux seuls États-Unis, le film a rapporté à ses producteurs la bagatelle de 75 millions de dollars en trois jours seulement. Nul doute que cette superproduction, à défaut de convaincre, lors de sa projection sur la Croisette, une presse pourtant largement anticléricale, tiendra toutes ses promesses au «box office». Dans une société ayant remplacé le culte du Christ-Roi par celui de l’Argent-Roi, le Da Vinci Code a d’ores et déjà trouvé sa place au panthéon des réussites commerciales.
Je tiens à le dire tout de suite : je n’ai pas lu le livre et je n’ai nullement l’intention d’aller voir le film. Non que je boycotte l’œuvre – peut-on ainsi l’appeler ? – du mystérieux Dan Brown, comme avait appelé à le faire, maladroitement, un prélat du Vatican, au risque d’alimenter le fantasme, cher aux médias, d’une «peur» de l’Église. C’était oublier que cette dernière, revigorée par le pontificat de Jean-Paul II, qui s’était ouvert en 1978 par sa désormais célèbre exhortation, ne pouvait raisonnablement avoir peur de ce non-événement historique et théologique. Non, bien que l’idée de contribuer à l’enrichissement de Dan Brown ou à celui de cinéastes peu scrupuleux m’eût révulsé, elle n’aurait pour autant pas constitué un obstacle insurmontable. Mais, voyez-vous, la vie est bien trop précieuse pour que je perde ne serait-ce que deux heures de ma courte existence à assister à la projection d’une histoire dont le «crétinisme» a fort justement été pointé par Marie-Noëlle Tranchant dans sa critique écrite pour Le Figaro.
Je laisse donc à d’autres, qui ont eu le courage de lire ce «thriller théologique», le soin de répondre aux soi-disant arguments «troublants» – mot qu’il suffit de prononcer, sans la moindre once de fondement historique, pour que les esprits faibles soient convaincus de l’existence d’une vaste machination – avancés par l’auteur. Cette tâche a d’ailleurs largement été amorcée, souvent avec talent, dans des ouvrages d’enquête, des journaux généralistes ou spécialisés, ou encore sur des sites Internet (1). J’entends simplement, dans ces quelques lignes, montrer en quoi le mariage de Jésus-Christ avec Marie-Madeleine est une impossibilité théologique.
Une dernière chose, tout de même, avant d’en venir au cœur de ma réflexion. Au siècle dernier, la légende des Protocoles des Sages de Sion a servi de justification à un antisémitisme violent, largement répandu à travers l’Europe, et sur lequel des régimes barbares se sont appuyés pour exécuter leurs politiques génocidaires. Aujourd’hui, les esprits rationnels s’évertuent à expliquer que l’utilisation de la théorie du complot est caractéristique des idéologies de la haine, dont les effets ravageurs ne sont plus à démontrer. Le mythe tenace des Protocoles des Sages de Sion, inventé de toute pièce, est donc unanimement et légitimement dénoncé comme criminel. Mais, au fond, qu’y a-t-il de différent entre ce protocole fictif et le livre de Dan Brown, qui prétend que l’Église, depuis deux mille ans, cache un terrible secret pour mieux régner sur les esprits ? Notre société est-elle prête à légitimer la théorie du complot, que seul le mystérieux «Prieuré de Sion» – étrange consonance, tout de même, avec les Protocoles des Sages de Sion – aurait découvert, parce qu’elle vise les catholiques ? Si l’utilisation de ressorts totalitaires est tolérée et activement relayée par les médias à l’encontre de certains groupes religieux, sans que personne n’y trouve rien à redire, alors la liberté de culte est un mot bien vide de sens… et l’athéisme institutionnalisé une menace bien réelle.
La théorie de Dan Brown – car bien que celui-ci s’en défende, son ouvrage a pour ambition de «révéler» l’histoire «véridique» du christianisme – est désormais bien connue : selon l’auteur américain, Jésus aurait épousé Marie-Madeleine et aurait eu une fille avec elle. À sa mort, son épouse, à qui il avait confié la direction de son Église, aurait été écartée par Saint Pierre et les autres apôtres, machistes invétérés, qui auraient soigneusement effacé toute trace du mariage de leur maître avec l’ancienne pécheresse. Marie-Madeleine se serait alors réfugiée en France, où sa descendance aurait prospéré jusqu’à aujourd’hui, en passant notamment par la dynastie royale des Mérovingiens. Inutile de préciser que dans la vision brownesque de l’Histoire, Jésus ne serait pas ressuscité. Ce n’est que plusieurs siècles après, lors du Concile de Nicée, que l’Empereur Constantin – on se demande bien pour quel motif – aurait acheté le vote des évêques, afin que la divinité du Christ soit reconnue. Ce terrible secret aurait été découvert et gardé par le Prieuré de Sion, société fondée lors des Croisades, et dont le membre le plus célèbre aurait été Léonard de Vinci. Au lieu de crier haut et fort la vérité, au lieu de révéler publiquement l’incroyable imposture, les membres du Prieuré se seraient contentés, au cours du dernier millénaire, de tenter d’alerter leurs contemporains en cachant des indices dans des tableaux, des écrits, ou dans des églises. Étrange façon de procéder pour qui prétend libérer le monde occidental de la tyrannie du Vatican…
Passons sur l’absurdité et les incohérences de ce scénario, ainsi que sur l’énormité des erreurs historiques et théologiques commises par Dan Brown (2), et essayons de voir ce qui se cache derrière cette «théorie». Ne pouvant s’opposer frontalement au message du Christ, qui parle d’Amour et de Pardon, les ennemis du christianisme tentent désormais de le vider de sa substance. L’idée souvent avancée de nos jours est, qu’au fond, seul le message des Évangiles compterait. Que Jésus soit on non Dieu serait secondaire, voire accessoire. Or, précisément, le message du Christ n’a de sens que s’Il est le Fils de Dieu, deuxième Personne de la Très Sainte Trinité. Dans sa première épître aux Corinthiens, Saint Paul le dit très clairement :
«Si le Christ n’est pas ressuscité, vide alors est notre message, vide aussi votre foi. […] Le Christ est ressuscité d’entre les morts, prémices de ceux qui se sont endormis. Car la mort étant venue par un homme, c’est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. De même en effet que tous meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ. […] Puis ce sera la fin, lorsqu’il remettra la royauté à Dieu le Père, après avoir détruit toute Principauté, Domination et Puissance. […] Et lorsque toutes les choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous» (1 Co, 14-28).
Sans la divinité de Jésus, qui s’est manifestée par Sa résurrection, il ne peut en effet y avoir d’Espérance. Sans l’annonce de l’avènement du Royaume de Dieu, il ne peut y avoir de Justice. Et alors le message des Évangiles n’est plus celui de l’Amour qui donne Sens et du Pardon qui trouve sa source en Dieu, mais une belle déclaration d’intention pouvant toucher à la mièvrerie. Utilisé par les apôtres d’un gauchisme faussement généreux, il devient justification incohérente d’un partage des richesses imposé – jusque par la violence –, d’un pacifisme lâche et meurtrier, et enfin d’une tolérance généralisée face à la dissolution des mœurs. Or, si le Christ nous parle d’Amour, sa Parole est aussi exigeante et éminemment morale. Cela, naturellement, est inacceptable dans une société qui refuse toute forme de contrainte, croyant trouver le bonheur dans l’asservissement volontaire à ses désirs de puissance et de jouissance effrénée.
Quel rapport avec le Da Vinci Code, me direz-vous ? Il est fort simple. Si Jésus avait épousé Marie-Madeleine, Il ne serait pas le Fils de Dieu et Il ne serait pas ressuscité. Le christianisme, dès lors, ne serait qu’un avatar des paganismes antiques, une vieille superstition qui n’aurait rien à dire à ce monde, et que le monde pourrait donc balayer d’un revers de main…
La différence fondamentale entre le polythéisme et le monothéisme ne tient pas tant, en effet, au nombre qu’à la nature de la divinité. Les dieux païens étaient contingents, quand le Dieu unique est absolu. Dans les mythologies grecque et romaine, comme dans les mythologies nordiques, les dieux sont des êtres immortels, qui ont souvent succédé à d’autres êtres supérieurs (les Titans, chez les Grecs), et dont le règne est perpétuellement menacé. À l’inverse, le Dieu d’Israël est éternel. Il est la source de toute chose. Il est le Créateur que personne n’a créé et il ne s’inscrit ni dans la temporalité ni dans l’espace. Les dieux païens incarnaient des concepts et ressemblaient aux hommes. Le Dieu de l’unique Alliance, quant à lui, est une personne qui a créé l’Homme à Son image, mais qui ne peut être totalement compris par la raison bornée de Sa créature.
Dans ce contexte, l’Incarnation de la deuxième Personne de la Trinité, du Verbe de Dieu, de Jésus-Christ, constitue un mystère éblouissant. À la fois homme, pleinement homme, Il reste en même temps Dieu, pleinement Dieu, «de même nature que le Père», selon le symbole de Nicée-Constantinople (3). Ayant pleinement partagé la condition des Hommes, Dieu nous est devenu proche, d’autant plus proche qu’Il a désormais un visage, celui de Jésus. Mais dans le même temps, Il est resté le Dieu absolu de l’Ancien Testament, ce qui était indispensable à la rédemption de l’Humanité, car seul Dieu, en rétablissant la dignité originelle de l’Homme, pouvait nous libérer des contingences du péché et de la mort. De fait, il demeure une distance infranchissable qui nous séparera toujours du Seigneur.
Si Jésus s’était marié, et s’Il avait eu une relation charnelle avec Marie-Madeleine, cette distance aurait été franchie. Cet absolu que Jésus incarne dans Son humanité aurait disparu. Car seuls des dieux contingents, terrestres, temporels, peuvent s’unir par la chair à des hommes ou à des femmes. À l’inverse, la vie terrestre de Jésus n’est qu’une dimension de Son existence : «né de Dieu avant tous les siècles», selon le symbole de Nicée-Constantinople, le Verbe a toujours été. C’est ce que confirme le premier verset de l’Évangile selon Saint Jean : «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu» (Jn 1, 1). L’Incarnation du Verbe dans l’Histoire des hommes n’enlève donc rien à l’éternité du Christ. Dès lors, en se faisant Homme, il apporte aux Hommes le Sens que Son Père donne à toutes choses, et qui s’exprime à travers Son Amour. Cet Amour est gratuit, il est donné également à tous les hommes et il n’a besoin d’aucun retour. Ainsi, on comprend bien que Jésus ne pouvait aimer d’un amour terrestre Marie-Madeleine : cet amour, en effet, aurait eu besoin de réciprocité, alors que Dieu ne peut avoir besoin de l’Homme. Jésus aimait donc Marie-Madeleine autant que tous les autres hommes et toutes les autres femmes ayant vécu avant, pendant et après Son passage sur Terre. Ni plus, ni moins. Prétendre le contraire, c’est dégrader la divinité du Christ et manifester son incompréhension du mystère de l’Incarnation.
Cet argument suffirait, en lui-même, à porter un coup fatal à la théorie de Dan Brown. Mais, puisque, décidément, beaucoup de ses lecteurs croient en ses élucubrations, ne nous arrêtons pas en si bon chemin. D’aucuns prétendent que l’idée d’une relation charnelle entre le Christ et Marie-Madeleine dérange l’Église «qui a un problème avec la sexualité», selon la formule consacrée. Là encore, cette affirmation ne résiste pas à l’analyse. Si on s’intéresse à la théologie de la sexualité, et en particulier aux développements que lui ont consacré les papes Jean-Paul II (4) et Benoît XVI, on constate que l’éros a toute sa place dans la vie d’un chrétien. Dans son encyclique Dieu est amour, le souverain pontife affirme en effet que «si l’homme aspire à être seulement esprit et qu’il veut refuser la chair comme étant un héritage simplement animal, alors l’esprit et le corps perdent leur dignité». Seulement, la chair ne doit pas non plus être coupée de l’esprit :
«Mais ce n’est pas seulement l’esprit ou le corps qui aime; c’est l’homme, la personne, qui aime comme créature unifiée, dont font partie le corps et l’âme. C’est seulement lorsque les deux se fondent véritablement en une unité que l’homme devient pleinement lui-même. C’est uniquement de cette façon que l’amour – l’éros – peut mûrir jusqu’à parvenir à sa vraie grandeur» (Benoît XVI, Deus caritas est, 5).
Cette grandeur de l’éros, Jean-Paul II l’a explicitée d’une façon radicalement nouvelle dans les premières années de son pontificat. L’union des corps, dans le cadre des liens sacrés du mariage, et dans la mesure où l’acte sexuel n’est pas coupé de la possibilité de la procréation, peut être considéré comme une communion :
«Pour qu’il y ait communion, il faut que soient réunies les conditions du don des personnes. […] Il s’agit de se donner pleinement et sans réserve, selon la tonalité de ce que nous sommes. Et ce don total n’est pas possible s’il y a dissociation entre les deux significations de l’acte conjugal. Cette norme éthique n’est donc pas une sorte de diktat moral qui s’imposerait comme l’absolu d’un ordre moral insupportable. Elle n’est que la condition minimale du don des personnes leur permettant d’arriver dans et par l’acte conjugal à cette véritable communion qui est l’aspiration la plus fondamentale de la personne humaine, car la personne est faite pour le don d’elle-même dans la communion. C’est pourquoi l’acte sexuel authentiquement vécu comme communion des personnes conduit les époux à la communion à Dieu alors que la simple union des corps peut en éloigner» (in La sexualité selon Jean-Paul II, op. cit.)
Autrement dit, la sexualité bien vécue est non seulement conforme à l’ordre du monde créé par Dieu, mais elle est même communion à Dieu. L’union des corps des époux peut donc être perçue comme l’annonce, la préfiguration du royaume des cieux. Jésus, le Christ, Celui qui vient ouvrir pour nous les portes de ce royaume, pouvait-Il donc se contenter d’en vivre les prémices ? Pouvait-Il rechercher, auprès de Marie-Madeleine, une communion à Dieu alors qu’Il est Lui-même Dieu et qu’Il se donne en communion par l’eucharistie ? Prétendre qu’une relation charnelle entre Jésus et Marie-Madeleine ne pose aucune difficulté est donc tout simplement absurde. Peut-on imaginer Jésus communiant au moment de la Cène ?
Pour terminer sur la question de la sexualité, il est nécessaire d’aborder aussi le dogme de la Virginité de Marie. Le même raisonnement que précédemment peut être employé. Certes, Marie n’est pas de nature divine : même si elle est la plus sainte de toutes les femmes, elle n’est pour autant qu’une femme. Néanmoins, ayant porté en son sein le Fils de Dieu, ayant donné naissance au Messie, elle a vécu un événement qui dépasse l’entendement humain. Son corps s’est transformé en Temple pour le Christ, qui signifie littéralement l’Oint du Seigneur; elle L’a porté et L’a senti vivre en elle (5). Elle a donc atteint à une forme de communion qu’aucune autre personne sur cette Terre ne pourra jamais connaître. À partir de là, il est facile de comprendre qu’elle soit restée toujours Vierge, car elle ne pouvait, par la suite, rechercher une communion inférieure à celle que la Providence lui avait donné à vivre.
Ainsi, ceux qui affirment que Jésus pouvait parfaitement, en tant qu’homme, épouser Marie-Madeleine et avoir des relations charnelles avec elle montrent clairement qu’ils ne conçoivent la sexualité que d’un point de vue strictement humain. Incapables d’appréhender la dimension spirituelle et transcendante de l’acte conjugal, telle que révélée par la théologie des corps, ils ne peuvent voir les incohérences flagrantes de leurs affirmations.
Définitivement discrédité, le Da Vinci Code ? Peut-être, mais que le lecteur me permette de lui porter l’estocade. Il convient en effet d’étudier la question de la descendance de Jésus.
Si le Christ s’était marié, il paraîtrait logique qu’il ait eu des enfants. En tout cas, la théologie chrétienne affirme – ô, affreux conservatisme ! – que le mariage se doit d’être tourné vers la procréation. Dan Brown, fait surprenant, s’inscrit dans cette logique mais, obsédé par sa théorie du «féminin sacré», il affirme que Marie-Madeleine a donné naissance à une fille. Or, si Jésus est le Fils de Dieu, que sont ses descendants ? Sa fille serait-elle, comme dans les paganismes antiques, une demi-déesse ? Et ses petits-enfants, des «quarts de dieux», puis des «huitièmes de dieux» ? On le voit, cette théorie nous renvoie une nouvelle fois à une conception archaïque de la divinité, qui permettait une démultiplication des dieux et l’apparition d’une «race» supérieure, celle, précisément, des demi-dieux (6). Elle s’oppose à l’unité absolue de la Transcendance inhérente au monothéisme, mais aussi à l’unité absolue du genre humain. En effet, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, l’Homme apparaît comme la créature de Dieu et aucune distinction n’est faite entre les individus. Tous créés à l’image du Seigneur, ils ont en conséquence une dignité égale. C’est ce qui, seul, peut fonder la théorie des droits de l’Homme, n’en déplaise aux grands prêtres de la fraternité mondiale. Car il ne peut y avoir de fraternité sans paternité commune…
Par voie de conséquence, l’existence d’une descendance du Messie remettrait en cause l’unité et l’égalité de l’Amour de Dieu pour tous les êtres humains. En effet, Jésus ne serait-Il pas tenté de considérer Ses héritiers comme étant «davantage» Ses enfants que les autres Hommes ? Ne les aimerait-Il pas plus ? Et comment pourrait-on penser que le Jugement Dernier, annoncé notamment par l’Apocalypse de Saint Jean, puisse être équitable ? N’y aurait-il pas un risque de favoritisme envers cette «lignée royale» ?
Sur ce point comme sur les autres, la théologie catholique n’a rien à craindre des théories farfelues du livre de Dan Brown. Sa cohérence sans failles, signe, à mon sens, de sa Vérité, la met nécessairement à l’abri de tous les mensonges et de toutes les calomnies.
La Vérité de la foi catholique, justement, est la suivante : si Jésus a bien une épouse, il s’agit de l’Église, et non de Marie-Madeleine. L’Église est donc à la fois le Corps mystique du Christ, dont Il est la tête, et son Épouse. C’est ce que rappelle l’Abrégé du catéchisme de l’Église catholique, promulgué par la lettre apostolique en forme de motu proprio du Pape Benoît XVI, le 28 juin 2005 : «[…] Le Seigneur lui-même s’est défini comme «l’Époux» (Mc 2, 19) qui a aimé l’Église, qui s’est lié à elle par une Alliance éternelle. Il s’est livré pour elle, afin de la purifier par son sang, de la «rendre sainte» (Ep 5, 26) et d’en faire la mère féconde de tous les fils de Dieu. Si le terme «corps» fait apparaître l’unité de la «tête» et des membres, le terme « épouse » met en relief la distinction des deux dans une relation personnelle» (paragraphe 158). L’Église, dès lors, n’est pas un organe de pouvoir, prêt à tout pour défendre son pré carré, comme Dan Brown voudrait nous le faire croire. Continuellement assistée par l’Esprit-Saint, descendu sur les apôtres le jour de la Pentecôte (Ac 2, 1-4), elle a reçu pour mission de témoigner de la Résurrection du Christ, son Époux mystique, et d’annoncer l’Évangile au monde entier.
Au terme de cette analyse complexe, une question demeure : le Da Vinci Code constitue-t-il une menace pour la diffusion de la foi chrétienne ? Pour les athées, il ne change rien : puisqu’ils ne croient pas que Jésus est le Fils de Dieu, et même, puisqu’ils ne croient pas en Dieu, peu leur importe que Jésus se soit ou non marié avec Marie-Madeleine.
Le danger concerne donc avant tout les agnostiques : leur culture religieuse, dans nos sociétés oublieuses de leur passé et de leurs valeurs, frôle souvent le zéro absolu. En lisant le Da Vinci Code, petit thriller somme toute insignifiant, ils croient «apprendre beaucoup de choses sur le christianisme», comme plusieurs me l’ont confié (7). En réalité, ils n’apprennent rien. Manipulés par un auteur qui prétend s’appuyer sur certaines vérités cachées, alors qu’il n’avance pas le moindre élément de preuve historique à l’appui de ses théories – et je dis bien historique, pas théologique –, ils en viennent à porter un jugement fortement négatif sur l’Église catholique. Ils risquent d’être ainsi durablement, si ce n’est définitivement, réticents à toute forme d’évangélisation. Or, quand les valeurs chrétiennes reculent, le monde se porte moins bien. Les intérêts égoïstes, la haine et la marchandisation de l’être humain progressent. Et ce sont les mêmes qui, après avoir contribué à affaiblir l’Église, cause unique, à leurs yeux, de tous les maux de l’Histoire, s’étonnent de constater que les choses empirent…
Cela étant, les chrétiens eux-mêmes ne sont pas à l’abri des effets pervers du Da Vinci Code. Plusieurs reportages ont, complaisamment, relayé les déclarations d’hommes et de femmes, catholiques fervents, se disant «ébranlés» par la lecture de cet ouvrage. Mais surtout, nous avons vu fleurir, au cours des dernières semaines, un discours tentant de minimiser l’impact d’une telle «révélation». À en croire certains, parmi lesquels l’omniprésent Frédéric Lenoir du Monde des religions, dont l’avis théologique pèse plus – ô nivellement permanent des médias ! – que celui même du Pape, un chrétien peut très bien s’accommoder d’un Jésus marié. En fait, cela le rendrait «plus proche» de nous, «plus humain» et plus compréhensif, plus à l’écoute de nos problèmes quotidiens. Et cela permettrait aussi de dénoncer l’attitude rigide de l’Église qui refuse toujours – mais comment ose-t-elle ? – la contraception, l’avortement, le mariage des prêtres et l’ordination des femmes.
Citant les Écritures, mais les déformant et les sortant de leur contexte, comme le fit Satan quand il tenta le Christ dans le désert (8), ces individus espèrent semer le doute dans l’esprit des croyants. Le risque est que certains chrétiens, certes de bonne volonté mais ne comprenant pas l’importance du dogme et peu attentifs aux déformations que celui-ci peut subir, acceptent de faire des concessions sur l’essentiel, croyant que l’important est seulement de répandre le message du Christ – alors que celui-ci est indissociable de sa Personne. Ce faisant, des entreprises comme le Da Vinci Code pourraient affadir le christianisme et le transformer en une insipide bouillie rose droit-de-l’hommiste qui, de fait, n’aurait plus rien à apporter à notre époque. À défaut d’être abattu, il ne dérangerait plus personne.
Le rôle de tout chrétien est, au milieu de cette sombre nuit de la pensée, d’allumer des flambeaux pour éviter que certains d’entre eux ne se perdent. C’est ce que ces quelques lignes ont tenté, humblement et bien imparfaitement, de faire.
Que le lecteur me permette une toute dernière remarque. Après avoir tout mis en œuvre pour saper les fondements du christianisme, Dan Brown termine son livre par un éloge du «féminin sacré» – représenté par Marie-Madeleine – qui aurait été étouffé par l’Église, institution d’hommes, au profit d’un patriarcat dont la violence et la guerre seraient les conséquences naturelles. C’est oublier la place éminente accordée par les catholiques aux femmes, de Marie et Marie-Madeleine à la bienheureuse Mère Teresa, en passant par Sainte Thérèse d’Avila et Sainte Thérèse de Lisieux, docteurs de l’Église. C’est oublier également que Jésus est très souvent présenté comme le Prince de la Paix par la hiérarchie catholique.
Mais c’est surtout faire un aveu extraordinaire : le monde d’aujourd’hui, désenchanté parce que déchristianisé, ne serait pas viable sans vie spirituelle. Pour combler le vide oppressant de nos sociétés matérialistes, mais détestant l’exigence de la Vérité chrétienne, Dan Brown a donc recours à un culte païen, ancestral même. Cette régression théologique, ce retour volontaire à des croyances primaires donnerait presque raison à Marx, pour qui la religion était l’opium du peuple. Et, par le jeu des contrastes, elle fait apparaître l’éternelle actualité du christianisme. C’est finalement le mérite caché du Da Vinci Code.
Bien joué, Mr. Brown !
Notes :
(1) : Voir notamment les dossiers du Figaro, de Famille chrétienne ou encore le site suivant.
(2) : Je ne peux m’empêcher, tout de même, de faire deux remarques. Si les apôtres et, aujourd’hui, l’Église, avaient été si machistes, pourquoi auraient-ils accordé une place aussi éminente à Marie, mère du Sauveur, «élevée corps et âme à la gloire du ciel et exaltée par le Seigneur comme la Reine de l’univers» (Constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium, 59) ? Par ailleurs, le concile de Nicée avait pour objet de condamner l’hérésie arienne qui, tout en reconnaissant la divinité du Christ, prétendait que Jésus n’était pas de même nature que le Père. Le vote des évêques rétablissant la vérité de la foi ne fut pas obtenu à une courte majorité, comme l’affirme le livre, mais à la quasi-unanimité. Naturellement, la subtilité de ces débats théologiques échappe à la grossièreté du traitement médiatique réservé au Da Vinci Code.
(3) : C’est ce que confesse Pierre à Césarée de Philippe : «Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant» (Mt 16, 16).
(4) : Cf. l’excellent ouvrage d’Yves Sémen, La sexualité selon Jean-Paul II (Presses de la Renaissance, 2004).
(5) : C’est ce qu’expriment, entre autres, les paroles d’Élisabeth à Marie lors de la Visitation, reprises ensuite dans la prière traditionnelle de l’Ave Maria : «Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni».
(6) : Comme si la divinité était un caractère génétique qui pouvait se transmettre de génération en génération. À l’inverse, la divinité du Christ n’est pas héritée, elle résulte de son ontologie même et de sa conception par l’action mystérieuse du Saint-Esprit. De manière incidente, on comprend aussi que la Virginité de Marie, de même que l’absence de paternité de Saint Joseph, sont des nécessités théologiques.
(7) : C’est ainsi qu’un tiers des Français et plus de quinze pour cent des Américains se déclarent désormais convaincus que Jésus avait épousé Marie-Madeleine.
(8) : Mt 4, 1-11; Mc 1, 12-13; Lc 4, 1-13. La déformation et la parodie semblent être les armes préférées du diable.
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13/06/2006
Le Mahatma Pierre-Emmanuel Dauzat
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11/06/2006
Deux revues de combat : Controverses et Jibrile



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08/06/2006
Les voies du Stalker, 3 : L'Éphémère chinois
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07/06/2006
Entretien sur Léon Bloy avec Pierre Glaudes, suite
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03/06/2006
Sur l'Affaire Handke, par Jean-Gérard Lapacherie

Jean-Gérard Lapacherie, que je remercie, m'a fait parvenir ce court texte, écrit en un temps record qui n'enlève absolument rien à sa force. Depuis quelques jours, en réponse au texte (et à la pétition qui l'accompagne forcément) d'Olivier Py intitulé Le droit de dire non, une pétition circule sur la Toile, grâce aux bons offices de Patrick Barriot qui va publier d'ici peu aux éditions L'Âge d'Homme un ouvrage intitulé Le Crime par la Pensée ou la Jurisprudence Bozonnet dans lequel est analysée la cinquantaine d'articles publiés en France au plus fort de ce qu'il est désormais convenu d'appeler l'Affaire Handke. Tout lecteur désireux de signer cette pétition peut donc écrire à M. Barriot à cette adresse électronique. Je signale enfin, sur ce même sujet, l'excellent article de Matthieu Baumier paru dans Le Figaro.
La Bêtise, l’immonde Bêtise, la Bêtise au front bas, la Bêtise aux joues épaisses, la Bêtise aux fesses rebondies, la Bêtise à la panse pleine et à la bonne conscience replète, la Bêtise des nantis, la Bêtise qui faisait hurler de rire Flaubert, la Bêtise qui a traduit en justice Baudelaire, la Bêtise aux ciseaux aveugles, la vieille Bêtise racornie, rabougrie, cacochyme, pourrie, corrompue, puante, la Bêtise de toujours, l’éternelle Bêtise bête a encore frappé. Depuis un siècle et demi, elle n’a pas changé. Elle trône dans l’Empire du Bien, cette Vertu incarnée, cette Morale obligatoire, cette sainte Alliance du Beau, du Bien, de l’Utile, du Progrès, de la Direction des Âmes, de la Conscience éclairée, de la Vigilance en éveil, des Dominants, etc. Les favoris louis-philippards ont été remplacés par les cheveux longs soixante-huitards, mais la Bête est toujours là, aux aguets, près de fondre sur la proie innocente, avide de sang chaud et de silence, cupide et sale, rêvant de têtes alignées droit comme les menhirs de Carnac, déambulant sous les lambris dorés du Pouvoir, hantant les studios de télé ou de radio, etc. Elle peut crier, elle aussi, «je suis partout» : partout où il y a du Mal à extirper, elle est prête à la besogne. Au milieu du XIXe siècle, elle se nommait Homais, Pécuchet, Prud’homme, Bouvard, Perrichon ou Bécassine. Aujourd’hui, elle a pour noms Bozonnet Marcel (le bon Marcel de gôche), Daniel Jean, les journaleux du Nouvel Obs. Baudelaire et Flaubert aujourd’hui se nomment Peter Handke.
En elle-même, l’affaire Handke est dérisoire : ce qui y donne du sens, c’est qu’elle révèle la vraie nature de notre époque, comme le papier tournesol de la modernité. Notre époque se croit, se dit, se prétend libérée, subversive, pas bégueule, anticonformiste, bohème, dérangeante, antibourgeoise, convulsive, antiraciste tous ensemble tous ensemble tous, amatrice de prides en tout genre et de world music, etc. Le frac révolutionnaire a beau être pourvu d’amples pans, il ne parvient même pas à dissimuler la stupidité, l’étroitesse d’esprit, la rancune tenace, l’alcool triste, l’inculture, tant ces saletés de l’âme lui collent à la peau. Pendant des décennies, il a été reproché à la Comédie-Française de ne représenter que les pièces du répertoire français. Désormais, elle est ouverte au monde et aux autres; elle accueille en son sein les autres cultures du monde, comme disent les bien pensants du socioculturel : c’est un grand pas en avant, rétorquent-ils. Faisons-leur crédit sur ce point. La Comédie-Française a donc programmé en 2007 Le Voyage au pays sonore ou l’art de la question, une pièce de Peter Handke, écrivain vivant et autrichien de surcroît. Bruno Bayen, un maître de la scène moderne, devait la mettre en scène. On est en plein moderne. Handke le moderne choisi par le Marcel moderne et mis en scène par Bayen le moderne. Tout est moderne. Pourtant, il a suffi que la Marcel, l’Administrateur d’une institution publique, nommé par le pouvoir politique (Jospin ou Lang sans doute), lise dans Le Nouvel Obs, son bréviaire socioculturel (autant dire de m…), un entrefilet mensonger, vipérin, calomniateur, faux, raciste (pourquoi pas ?), le type même du communiqué de Parti tunique (genre PCMLF, Mao spontex, PCF, UOIF, PMF, etc. : les organisations tyranniques sont légion en France), pour qu’il décide de son propre chef, sans en référer à quiconque, de déprogrammer la pièce : de fait de l’interdire. Il a pris ses ciseaux et il a découpé dans le programme 2007 le nom d’Handke pour le faire disparaître, comme d’autres retouchaient les photos officielles, après avoir fait assassiner celui dont il ne devait y avoir de trace nulle part. Quel crime a commis Handke ? Aucun. Il est seulement allé à Požarevac. Pozarevac, pour son malheur, se trouve en Serbie.
Handke a démenti les mensonges du bréviaire socioculturel des imbéciles : « Je n’ai pas déposé une rose rouge sur le corbillard de Slobodan Milošević. Je n’ai pas touché le corbillard. Je n’ai pas brandi le drapeau serbe. Et jamais je n’ai approuvé «le massacre de Srebrenica et autres crimes commis au nom de la purification». Jamais je n’ai considéré les Serbes comme «les vraies victimes de la guerre». Et à Požarevac, je ne suis pas venu «en voyageur de la vérité». Je ne suis pas l’auteur de Justice pour la Serbie, mais du Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina (Gallimard). Et nulle part, dans mon petit discours à Pozarevac, je n’ai dit : «Je suis heureux d’être près de Slobodan Milošević, qui a défendu son peuple». Cela n’a pas empêché le Marcel d’accorder du crédit à ces mensonges : ils étaient écrits dans le bréviaire socioculturel. La culture s’est mise au garde-à-vous devant le socioculturel. Ce n’est pas la première fois qu’elle s’abaisse et se prosterne. Il en allait ainsi quand l’auteur de La Pucelle distribuait les pensions du Roi aux poètes.
Puisque le Marcel et son bréviaire ont décidé de purifier l’art et la culture, indiquons-leur des pistes. Molière était un intime de Louis XIV. Louis XIV a fait mettre à feu et à sang le Palatinat. Que Molière ne soit plus joué à la Comédie-Française. Musset était un affreux réactionnaire. Que ses pièces soient interdites ! Mme Duras a écrit un ouvrage à la gloire de l’empire colonial, avant de travailler pour les services d’Abetz, puis de faire le procureur dans les procès de la Libération (elle a obtenu la tête d’un pauvre type), puis d’entrer au service de la propagande de Staline. Que jamais ses pièces ne soient jouées à la Comédie-Française. Beckett était une sorte de disciple lointain de Schopenhauer (Le Monde comme volonté et comme représentation); Hitler aussi. Que Beckett ne soit jamais plus joué à la Comédie-Française, etc. À ce rythme, il n’y aura plus sous peu ni théâtre, ni peinture, ni musique, ni littérature, etc. Savonarole et J.-J. Rousseau auront gagné : le seul qui aura survécu à la purification sera l’Observateur des basses-cours par le trou de la serrure. Il fera office de bréviaire socioculturel pour tous les Marcel de la sous-culture à la Goebbels Jdanov.
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02/06/2006
Lettre sur Benjamin Fondane, par Daniel Cohen
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27/05/2006
Marc-Édouard Nabe le si peu bloyen + Entretien avec Pierre Glaudes
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25/05/2006
Les voies du Stalker, 2 : entretien avec Michel Lévy-Provençal (Mikiane)
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23/05/2006
Les voies du Stalker, 1 : Vox Galliae
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20/05/2006
Patrick Kéchichian, pamphlétaire ouaté
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18/05/2006
De la France au bord du gouffre… et de ceux qui veulent qu’elle fasse un pas en avant, par Germain Souchet
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16/05/2006
Un éloge et une détestation : gratuité et maljournalisme
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14/05/2006
Un faubourg de Toulouse de Raymond Abellio
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08/05/2006
Philippe Sollers, le doge de la bêtise
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05/05/2006
Architecte des décombres : à propos d'Option Paradis de François Taillandier, par Matthieu Jung

«L’intrigue de notre temps. L’intrigue, c’est ce qui se passe vraiment, sans qu’on le sache ou qu’on le voie.»

On pourrait d’abord faire remarquer à cette anthropologue qu’on voit mal en quoi ce «chaînon de générations inscrites dans une lignée» serait incompatible avec un «espace de liens affectifs et éducatifs».
On pourrait aussi lui objecter qu’un mariage sur deux se concluant par un divorce en Île-de-France, région où se pratique le plus couramment la «déclaration de nom» (gracieuse expression à rajouter d’urgence au lexique officiel du novlangue sociétal), les enfants du futur devront s’habituer vite, et tôt, au «lien défait», titre d’une jolie chanson de Jean-Louis Murat. Ils devront en tous cas apprendre à ne pas tisser trop serré, afin que le relâchement des susnommés liens ne devienne pas trop douloureux lors de la séparation des parents.
Enfin, on ne se souvenait pas non plus que la mère avait été, depuis l’aube de l’humanité jusqu’à très récemment, immédiatement exclue de cet «espace de liens affectifs et éducatifs» sitôt après avoir enfanté, ni privée d’une place privilégiée à laquelle elle va désormais accéder grâce à cette loi généreuse. Depuis des temps immémoriaux, les garçons et les filles qui entretinrent avec leur mère une relation riche, pleine, bouleversante, éblouissante, irremplaçable, eh bien ils se sont trompés. Ils ont mal senti. Ils ne sont tout simplement pas rendu compte, les pauvres, que leur mère n’avait pas eu «toute sa place» dans leur enfance. Pour eux sonne l’heure des regrets.
Mais, en contredisant de la sorte cette anthropologue, on aurait sans doute manqué le sens essentiel et caché de son assertion, lumineusement mis en évidence par François Taillandier dans son roman Option Paradis, à savoir la division contemporaine du temps entre un «avant» et un «maintenant».
Avant, la mère n’avait pas toute sa place.
C’était nul.
Maintenant, la mère a toute sa place.
C’est super.
Dans les travaux pratiques quotidiennement proposés dans les médias, l’«avant» correspond évidemment à une malédiction, (surtout si, comme on le rappelait à deux reprises dans l’article du Monde, il remonte à ce Moyen Âge de sinistre mémoire) et le «maintenant» à une béatitude. Ou à un Paradis, ainsi que le soutient un des personnages du roman, obscur universitaire à la cinquantaine passée, qui voit dans ce postulat « l’acte unique » du monde moderne, celui dont découle l’ensemble de nos conditions actuelles d’existence : au terme d’un interminable Purgatoire, qui remonte à la nuit des âges pour se conclure en 1945 avec la fin de la deuxième guerre mondiale où elle a vécu l’Enfer sur la terre et rencontré le diable – Hitler –, notre civilisation a proclamé inconsciemment son entrée dans le jardin des délices. L’Histoire ayant conduit au pire, il devenait urgent de jeter le passé aux oubliettes pour pénétrer enfin dans le meilleur des mondes possibles. Et certes, au regard du progrès technique et des avancées sociales des trente glorieuses qui, en apportant bien-être et prospérité, ont libéré l’être humain de pas mal d’antiques malédictions, le postulat revêt quelque apparence de vraisemblance. Mais en 1995, date à laquelle le professeur soutient cette théorie, la machine paradisiaque commence à émettre d’inquiétants grincements. Ce fin penseur en démonte le mécanisme, énonce quelques trouvailles percutantes. L’Option Paradis produit l’«individu inchoatif» dont elle a besoin pour perdurer, cet être toujours en mouvement, évoluant dans un présent perpétuel, coupé de tout passé, soumis à un «temps autorésorbant», aussitôt oublié que vécu. Bref, le système du professeur fonctionne. Il ne possède qu’un seul inconvénient aux yeux de ce frustré sexuel : il n’amène dans son lit aucune de ses désirables étudiantes.
Seulement, contrairement à son «prophète de l’acte unique», Taillandier s’interdit «cet amer plaisir là : vitupérer l’époque», pour citer Aragon auquel il a consacré un essai. Il applique sur un plan romanesque cette idée qu’il avait énoncée en 2002 dans Les parents lâcheurs, bref coup de gueule paru aux éditions du Rocher : «Nous ne sommes pas emportés par le fleuve, nous sommes l’eau».
Comme nous tous, les personnages de Taillandier contribuent à l’accélération du courant. Ils errent parmi leurs semblables, les zombipèdes des centres-villes hygiénistes (inquiets toutefois de la reformation de bidonvilles à la périphérie), accrochés à leur téléphone portable customisé avec sonnerie polyphonique personnalisée et caméra numérique intégrée d’une résolution de 300 000 pixels, agenouillés devant le dieu pétrole – comme leurs prédécesseurs devant le Seigneur – qui bientôt les conduira au ciel en supersonique vers une destination ensoleillée de l’autre côté de la terre, prêts à assigner en justice quiconque leur rappellera même involontairement la part tragique de l’expérience humaine. Au milieu du réel en lambeaux, ils s’aiment et se déchirent, ils font l’amour et meurent, comme ils peuvent.
Leurs mères étant sœurs, Louise Herdouin et Nicolas Rubien sont des cousins germains devenus amants. Des cousins germants ? Au printemps 2001, époque lointaine où Loana et un lofteur permanenté glissaient dans la piscine, ils se retrouvent pour quelques heures hors du temps dans leur maison de famille à Vernery-sur-Arre, village bourguignon archétypique de la France rurale vouée à l’extinction.
Elle gagne confortablement sa vie en tant qu’agent immobilier (ou agente immobilière, on ne sait plus). Il a réussi dans l’architecture grâce à son riche beau-papa. Il admire Ledoux et Piranèse mais il abîme les paysages à coup de restauroutes et de résidences hôtelières qu’il nomme lui-même des «cochonneries».
Depuis son divorce, il ne voit plus beaucoup son fils de douze ans, Grégory. Elle a bravement recomposé une famille monoparentale sur l’écroulement de son mariage. Sa fille Alexandra, pas convaincue par les valeurs occidentales, part respirer un peu d’air pur à Haïfa dans une gentille secte syncrétique où tous les adeptes s’aiment même les méchants. Il est le fils d’un vétérinaire juif d’origine juive ukrainienne, amoureux malheureux de sa femme, des contrepèteries et de Rabelais. Elle est la fille d’un de ces paterfamilias aujourd’hui disparus.
Leur commune grand-mère Gabrielle Maudon, égoïste et bigote, a terminé sa vie en regardant le monde ancien s’effondrer comme ces immenses blocs de banquise plusieurs fois millénaire engloutis en nos modernes océans réchauffés.
Leurs respectives aventures sexuelles ne furent pas tellement joyeuses, mais se les confier sur l’oreiller entre deux étreintes extatiques les rend heureux, et nous aussi.
Nicolas Rubien a passé son enfance dans une commune du Val de Marne : Villefleurs. Elle n’existe pas, mais sous la plume de Taillandier elle paraît plus vraie que dans la réalité. Comme dans toutes les villes de banlieue parisienne, il s’y déroule à intervalles irréguliers le «rite singulier» du vide-greniers, que Larousse donne comme un nom masculin pluriel invariable. Le terme apparaît selon le Robert en 1986 mais le correcteur orthographique du traitement de texte le souligne encore en rouge. Ringard, Bill Gates ? Pour décrire ces burlesques brocantes, Taillandier s’amuse à mêler ses néologismes aux mots tombés en désuétude. Lors d’une soirée entre amis, cherchez si vous trouvez seuille, flanquoire, bargnolon, frelampier ou gounelle dans le dictionnaire, c’est plus amusant que le Pictionnary.
La phrase de Taillandier s’écoule avec la fluidité née du labeur. Il dépose le mot juste à l’endroit précis pour enfoncer courtoisement ses stylets dans le cœur de ses lecteurs. Ses directs au foie partent sans méchanceté, mais on se tord quand même de douleur. Ce désastre sur un air de triomphe, c’est aussi ma vie, découvre-t-on soudain. On n’aurait pas pu me prévenir plus tôt ?
Baudrillard parlait récemment d’une «société bancale, qui ne sait plus où elle va ni sur quoi elle roule». Il ajoutait : «Nous sommes dans une architecture de décombres. Voilà ce que nous ne pouvons qu’éprouver, si nous ne sommes pas trop en état d’autodéfense idéologique.» Taillandier nous guide en humble érudit au milieu des ruines. Mais qui est encore prêt à entendre qu’il y a quelque chose de radicalement défectueux dans l’Option Paradis tout confort et zéro défaut, plutôt que de fonder une association loi 1901 contre la violence à l’école ou de faire fortune grâce au commerce équitable ?
Taillandier pose de manière inhabituelle, sur le portrait qui orne la jaquette. Il a dû se faire engueuler par les types de la com’, chez Stock. Il ne regarde pas l’objectif. Il ne sourit pas. Il semble ailleurs. Je lui trouve même une petite mine, à Taillandier. Comment se définit-il, déjà, Nicolas Rubien l’architecte, dans les dernières pages du roman ?
«Celui qui assume le fait de la destruction, celui qui se laisse traverser, exploser la gueule. C’est dans ma déconstruction que j’existe. Dans ce pari que toute défaite est l’ombre d’une victoire».
Exploser la gueule…
La victoire de François Taillandier l’écrivain, c’est l’édification d’un cycle romanesque en cinq volumes. On n’est pas impunément comme lui biographe de Balzac sans éprouver la tentation du héros récurrent. Le deuxième volume, Telling, a paru en mars 2006.
Non, Taillandier ne regarde pas l’objectif. Une fois qu’on a terminé Option Paradis, on comprend pourquoi : il voit loin. Au moins jusqu’en 2010, date à laquelle l’action de La grande intrigue s’achèvera.
04/05/2006
Ils réenchantent le monde, par Laurent Schang


Qui a prétendu que le roman d’aventure avait épuisé tous les sujets ? Adolescents, Christopher Gérard et Matthieu Baumier ont lu Le Matin des Magiciens en collection de poche, celui avec la photo de l’île de Pâques orange, et il en est resté quelque chose. Pas étonnant dès lors que leurs histoires de conspiration mondiale, guérilla souterraine d’initiés sur fond de lutte entre le Bien (l’alliance de Jérusalem et d’Athènes) et le Mal (le nazisme, parangon du matérialisme moderne), semblent tirées d’un chapitre oublié de la bible des occultistes, avant Dan Brown.
Et si, derrière la froide litanie des événements chronologiques – la période qui court de 1937 à 1946 –, s’était dissimulée une guerre de dimension cosmique entre sociétés secrètes ennemies, une guerre pour l’achèvement d’un cycle, qui aurait conduit à l’éradication de l’un, et à la mise en sommeil de l’autre ? Maugis, de Christopher Gérard, des deux l’aîné, fait suite à un précédent roman, Le Songe d’Empédocle, premier volet d’une tétralogie «païenne» déjà saluée par son compatriote Pol Vandromme, que n’aurait pas désavoué un Raymond Abellio, par exemple. Les vicissitudes au XXe siècle d’un ordre idéal d’élus, gardien de vertus immémoriales, la Phratrie des Hellènes, dont le destin tourmenté se confond avec celui du continent européen. On le voit, l’uchronie – «reconstruction historique d’événements fictifs, d’après un point de départ historique et un ensemble de lois» nous dit le Dictionnaire de la Langue Française – est un genre littéraire riche d’avenir.
Lorsqu’en mai 1940, les divisions à la tête de mort, nouveaux Doriens pour une Europe nouvelle, déferlent sur les XVII provinces, l’officier François d’Aygremont, fils d’Oriane et du chevalier d’Aygremont, dit Maugis, est du dernier carré des résistants ardennais. Maugis, comme dans la chanson de geste, le Phratriarque. De victoire en victoire, la roue solaire étend son empire mais dans l’ombre, le combat continue. Démobilisé, François/Maugis est missionné à Paris par ses frères, où il retrouve le poète Genséric, son initiateur, acquis à la Collaboration entre-temps. Après tout, les adorateurs d’Arès descendent bien des compagnons de Charlemagne, eux aussi. Là, au milieu des femmes faciles, des vapeurs d’alcool, il va connaître la tentation nihiliste de trahir pour épouser la cause de l’Âge Sombre, avant d’échapper à ses démons et de refaire le chemin d’Alexandre de l’Hellespont à la Bactriane, vers le Toit du Monde, le mythique Tibet. En attendant de rebâtir Delphes, qui sait ? En Irlande peut-être.

Christopher Gérard, Maugis, L’Âge d’Homme, 2005.
Matthieu Baumier, Le manuscrit Louise B, Les Belles Lettres, 2005.
26/04/2006
Strix Americanis chasse dans la Zone... en vol serré
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24/04/2006
V for Vendetta or B for Blablabla ?
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22/04/2006
Ici et là-bas, toujours, le diable
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18/04/2006
La cinquième tête de Cerbère de Gene Wolfe
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15/04/2006
Netizen n°3 : portrait du blogueur en blorpion

Ayant pointé, dans un bien trop long billet consacré à pareille revue, mes principales critiques à l’endroit de Netizen, il ne s’agira, avec ce nouveau et (finalement peu) court texte, de rien de plus je l’espère que d’une piqûre de rappel. Particularité de mon vaccin : il veut achever la bête idiote plutôt qu’en tenter la guérison. Netizen, en effet, est à piquer, comme s’il s’agissait d’un vieux chien qui, afin de vous amadouer et de vous arracher une dernière caresse, tenterait de remuer sa queue et de faire le beau alors que, depuis des lustres, le pauvre animal n’a plus même la force de se tenir debout. Autant le dire d’entrée : Netizen ne se tient pas droit et se tiendra d’ailleurs de moins en moins droit si j’en juge par les trop rares publicités (Europe 1, Arte, Nokia sans trop le dire, les éditions M2; bref, rien de bien affriolant…) qui financent ces pages. Et je ne suis même pas certain que ces sociétés aient réellement apporté leur soutien pécuniaire à Netizen : peut-être ne s’agit-il là que de bons procédés, d’appels puis de renvois d’ascenseur. Après les premières fissures constatées sur la jolie petite niche du caniche pas même savant, l’avachissement approche, bientôt la paralysie. Le ridicule, lui, dépassant de plusieurs années-lumière le sevranisme le plus abouti, est depuis trop longtemps une marque de fabrique pour que je le stigmatise, surtout chez celui, Christophe Ginisty, qui fut l'âme ouvrière, si je puis dire, du projet
Netizen donc. Je passe une fois de plus sur la pertinence du dossier de ce troisième numéro, cette fois consacré aux interactions (prétendument) complexes unissant la télévision et le monde des blogs. Encore que, la présence de Gilles Klein, bien honnête professionnel, ainsi que l’orientation presque uniquement technique de ces pages nous évitent quelques-uns des sirupeux bons sentiments qui poissaient les deux premiers numéros. Je l’ai dit et le répète : les seules pages de quelque intérêt de Netizen sont finalement celles qui évitent les enfilades de truismes si chères au rédacteur en chef de la revue, le voltairien (ce n’est point une insulte sous sa plume… Voilà qui est bien étrange tout de même…) et gentil citoyen de la Toile Cyril Fiévet. Au moins, lorsqu’il n’écrit pas, cette revue trouve à peu près une utilité, qui n’est cependant rien de plus que purement informative. C'est déjà bien cher payer des informations qu'une multitude de blogs, spécialisés dans ces questions, nous offrent gratuitement et avec une célérité qu'aucune revue, cela va de soi, ne saurait dépasser.
Gageons que le quatrième numéro, désormais bimestriel, saura nous proposer de stimulants textes sur la téléphonie mobile et les blogs, la délocalisation en Birmanie des chaînes de fabrication des fers à repasser ou, pourquoi pas, puisqu’il faut bien flatter le lectorat (ce mot étant tout de même proche d’un autre : électorat), sur les nouvelles techniques de fist-fucking expérimentées dans la poétique zone pédéblogosphérique, puisque c’est son nom officiel. Justement, cette digression me permettra de pointer une tare endémique propre à cette revue et, on s’en doutait, à l’ensemble de ces torchons (comme Technikart, jadis dûment punaisé) qui se veulent le réceptacle de la modernité la plus radicale et qui ne font rien d’autre que tout mélanger : ce cancer est celui de l’éclatement, à la fois matérialisé dans l’affreuse et criarde mise en page de Netizen comme dans les allusions plus ou moins fines contenues dans les pages de la revue. S’il y a donc des pédéblogueurs, c’est à coup sûr qu’existent de méchants pédoblogueurs, des saphoblogueuses libérées de leur tragique sujétion au patriarcat, de discrets cleptoblogueurs, d'évanescents oniroblogueurs, de savants astroblogueurs, voire de malodorants copropblogueurs, ces derniers, je précise à l’attention des lecteurs habituels (s’il y en a) de Netizen, se nourrissant de matière en putréfaction (j’y songe : une telle définition me conviendrait finalement assez bien puisque la Zone brasse et tente hélas de décanter des étangs de merde). L’analyse de cette fragmentation affirmant au contraire que cette diversité de surface n’est qu’une apparence trompeuse et le saint Graal de ces abrutis incapables de bosser solitairement, donc d'imprégner la Toile de leur complxe personnalité, cette analyse n’existe tout simplement pas.
Ainsi, je ne crains pas de le dire ou plutôt de le répéter : la première réalité susceptible de frapper un esprit quelque peu familiarisé avec les us et coutumes de la Toile, ce n’est pas tant son extrême diversité que sa très profonde banalité. Hormis quelques blogs d’un réel intérêt, et ce quel que soit leur domaine d’élection (je le précise à toutes fins utiles), il faut clamer cette évidence que Fiévet fait mine d’ignorer : sur la Toile, tout le monde bavarde et bien peu parlent réellement. Pour ce qui est d’écrire, mieux vaut s’armer d’un optimisme à toute épreuve car alors la Toile, d’ordinaire une ruche en activité permanente, devient aussi luxuriante que la surface arasée de Vénus, l’extrême chaleur qui y règne en moins. Cet éparpillement, nous dit Fiévet, se veut ludique et surtout, le sésame-ouvre-toi de la sottise est magiquement prononcé, citoyen. Aucune porte ne s’ouvre ? Bien sûr, car il n’y en a pas qu'une seule à vrai dire mais plutôt une multitude qui claquemurent d'innombrables nichettes où chaque imbécile bavard s’enferme dans sa solitude virtuelle mais, nous voici rassurés sur son équilibre mental, participative.
Moi, Rémi Barra dit Palpitt, je n’ai strictement rien à dire mais je m’étonne de tout : je ramasse une crotte dans la rue, la renifle et, suprême arôme, je crois y flairer quelque fragrance divine. En langage tout grondant de palpitations, cela donne : «Ce qui m’a frappé au fil des jours, c’est donc d’une part cette formidable propension du blog à créer, modeler, commenter et, le plus important, à devenir acteur de l’actualité (notez la force de conviction soutenue par cette allitération en dentales). D’autre part, c’est ce potentiel à déclencher un véritable incendie d’opinion» qui, vous l’avez deviné, tant ce charabia rédigé en sous-français est convenu, «peut être considéré comme une tentative de contre-pouvoir lorsqu’il renverse un certain ordre hiérarchique». Ne soyez point trop rigoureux avec le pauvre Rémi, dit Palpitt, par exemple en lui reprochant sa langue cancérisée, son écriture vide plus que palpitante, la maigre invention d'une langue sloganisée jusqu'à son trognon. Car il nous livre tout de même un grand secret : un «contre-pouvoir», apprenons-nous ainsi avec émotion, «renverse un certain ordre hiérarchique». Lequel ? Le bon Rémi ne nous le dit pas, fatigué sans doute de l’effort de concentration exigé pour aligner ces phrases d’une absolue banalité, dignes d’un manchot phocomèle. Au risque de provoquer, chez mes lecteurs, un infarctus, je me dois de poursuivre, en faisant remarquer que Palpitt est qualifié de «métablogueur». Mais il n’a rien dit pourtant ? Il ne nous a rien appris ? Par quel miracle de fausse parole Frédéric François, directeur de publication de Netizen qui, se réjouit-on de l'apprendre, jouit tout de même d'une très solide formation de... philosophie (cela se voit, il connaît Novalis), a-t-il cru bon d'accoler à notre nanoblogueur le préfixe méta qui, si je ne m'abuse, signifie une activité ou une catégorie subsumantes ? Sans doute s'agit-il d'un souvenir d'Aristote, me répondra l'heureux licencié de philosophie. Où donc Cyril Fiévet a-t-il cru déceler une quelconque activité intellectuelle chez cet infrablogueur ? Demandez-le lui, à l'occasion, la réponse témoignera au moins d'un invincible optimisme scientifique, à moins que notre voltairien rédacteur en chef n'ait su inventer quelque géniale machine capable de détecter l'activité cérébrale du quark.
Voici donc désignées par l’exemple de cet imbécile les deux colonnes portantes de l’édifice virtuel de la taille d'un chenil : d’une part, pour reprendre la seule tournure un peu complexe de Barra, l’essentiel est de n’avoir strictement rien à dire mais de le dire justement, et de le dire haut et fort. Comment ? En le disant, voilà tout, ce qui donne ces phrases de sémantisme à peu près vide et de sens lui-même proche du zéro absolu. De l’autre, un crétin aphone étant tout de même une pauvre chose minuscule, y compris aux yeux d'un crétin aphone, mieux vaut, pour abattre l’ordre établi (lequel, encore une fois, c’est ce que nous ne saurons jamais; nous ne saurons jamais également quels sont les redoutables adversaires de ce prof blogueur dénonçant «les dérives éthiques ou politiques qui affectent notre société» !), il s’agit tout de même de trouver quelque absence de voix auprès de plusieurs autres nains tout aussi ignares, aphones et, dans le même temps, bavards, afin, non pas de faire silence, mais simplement de couvrir le bruit que font les autres imbéciles entourant et relayant notre crétin initial. Si la termitière se distingue par son impeccable organisation communiste (la présence d’une reine doit être considérée comme une survivance réactionnaire d’un temps heureusement aboli), la termitière virtuelle, la termituelle est, elle, organisée en autant de microscopiques cabanons où chaque fou se fait un devoir de beugler sa folie afin de l’étendre à son voisin. Si la contagion ne se produit pas, la termite virtuelle n’hésitera pas à saper les murs capitonnés de son voisin de cellule pour venir, dans ses propres commentaire, combien saine est la condition de fou virtuel.
L’éparpillement plutôt que la diversité, l’éclatement plutôt qu’une originalité réellement ouverte, donc forcée de se restreindre ou de filtrer, c’est-à-dire de réfléchir (et notre pauvre Palpitt ainsi que tous ses clones sont bien loin de pouvoir s’offrir pareille dépense neuronale en faisant l’acquisition, même bradée, de tel organe qui je le rappelle, à la différence du cœur, ne peut pour le moment se greffer), ce sont bien là, je le disais, les mamelles nourricières que sucent ces journalistes de bas étiage et tous ces nains qui, comme Natacha Quester-Séméon, ne jurent que par la seule vertu du «travail collaboratif» chargé d’ériger une tour de Babel participative, d’édifier les contreforts d’une «communauté virtuelle [forcément] humaniste», afin de faire fusionner le «réseau» avec le «réel», le «global» avec le «local» pour que soient consommées les noces blanches de la «technologie et [de] l’humain». Inutile de préciser que le manchot empereur rédactionnel qui assiste, impuissant, à la progressive fragmentation de son petit coin de banquise précédemment ravagé par un microscopique tsunami (voir le lien plus haut), sentant tout de même le danger venir en la personne désagréable de quelques créanciers aux solides dents de... morse, s'est empressé de préciser, dans son éditorial, que la blogosphère n'était pas uniquement, et de loin, le seul intérêt de Netizen. Autant nous le dire plus franchement que cela : pour survivre, cette revue va devoir de toute urgence diversifier (le mot est à la mode) ses thématiques et intérêts, élargir, voire redéfinir son core business (cette expression tout autant, hélas), les blogs gratuits n'étant décidément pas suffisamment rentables, surtout pour une revue payante. Fichus blogueurs tout de même, qui rechignent à acheter une revue qui leur apprend, dès son troisième numéro, qu'elle ne va tout de même pas se consacrer à eux, les ingrats qui manquent à l'appel, et ce à fonds perdus, les finances se creusant étant ma foi un bon motif de cesser toute dangereuse philanthropie, laquelle d'ailleurs n'est pas vraiment la tasse de thé, ils le répètent assez, de nos audacieux entrepreneurs.
J'en ai fini avec Netizen, déjà troisième du nom et, je l'espère, anté-pénultième de sa série depuis sa conception porteur d'un gène récessif : la bêtise contente d'elle-même, l'étalage de fadaises maigrement asaisonnées des insipides épices d'une langue à la bien-pensance de degré zéro.
Avant de terminer ces quelques lignes, je ne puis que saluer la seule mais néanmoins réelle contribution de Cyril Fiévet à la vitalité de la langue française : il est l'inventeur de ce mot, blorpion, mêlant la caste honteuse des anoploures et celle, au contraire jamais avare de publicité, des blogueurs, utilisé dans mon titre et dont Netizen, au gré de chacun de ses numéros, a finalement décidé d'encourager l'immonde prolifération.
Nul ne pourra dire que la Zone n'accomplit pas son devoir de prophylaxie citoyenne puisque je n'hésite pas à reproduire telle annonce trouvée au cours de mes recherches consacrées au dérangeant pou du pubis : j'y ai ainsi appris qu'en France une lotion (Spray-Pax) est utilement indiquée dans la phtiriase (ou pédiculose du pubis). Son application doit atteindre l’ensemble des zones pileuses du tronc et des cuisses; un rasage des poils peut être utile en cas de lentes (les œufs du pou) abondantes.
Finalement, pour éviter la gangrène de la parole sale ou bavardage, il suffit simplement de se laver.
14/04/2006
L’Ensorcelée de Jules Barbey d’Aurevilly, par Germain Souchet
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12/04/2006
Le Chevalier des Touches de Jules Barbey d’Aurevilly, par Germain Souchet
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08/04/2006
Voyage au tabou de la nuit, par Matthieu Jung

«Les socialistes s’interdisent de sortir d’une pensée pétrifiée et d’aborder sans tabous des thèmes chers à leur électorat.» Yvan Rioufol, Le Figaro, 1er juillet 2005.
«L’idée d’un impôt mondial (sur les billets d’avion par exemple) pour booster l’aide [au développement], tabou hier, est pourtant appuyé par 110 pays aujourd’hui». Vittorio De Filippis et Christian Losson, Libération, 2 juillet 2005.
«Enfin, Laurence Parisot a dit son intention de casser un tabou : celui des règles de représentativité syndicale qu’elle entend rénover». Le Monde, 7 juillet 2005.
«Sans oublier les gauchistes, ravis de déstabiliser ce qui restait de cohérence sociale sur un sujet tabou : l’Europe.» Daniel Soulez-Larivière, Libération, 15 juillet 2005.
«Nous avons décidé de […] lancer une réflexion sans tabou sur les dysfonctionnements de nos mécanismes d’alerte et de suivi de l’enfance en danger», Valérie Pécresse et Patrick Bloche, Le Monde, 21 septembre 2005.
«Sida : Charlotte Valendrey, le témoignage qui brise les tabous». L’Express, 22 septembre 2005.
«Violences conjugales : la réalité se regarde désormais en face comme un sale hématome dans une société où un tabou se brise encore parfois moins vite qu’une arcade sourcilière.», Didier Pobel, Le Dauphiné libéré, 24 novembre 2005.
Il ne se passe plus une journée, aujourd’hui, dans la France médiatique, sans que quelque part, quelqu’un, à propos d’un sujet de la vie politique, culturelle ou sociale, découvre un tabou qui traînait, là, dans l’ombre, discret, ignoré du public, presque honteux; ni sans que ce quelqu’un entreprenne alors de le débusquer, ce tabou, comme un chasseur sachant chasser sans son chien. Farouchement. Rageusement. Et, une fois le tabou délogé, de le faire tomber.
Ou, mieux encore, de le briser.
Mais alors en mille morceaux hein si possible, pour qu’il ne demeure plus qu’un tas, un amas informe, un monceau monstrueux de tabous éclatés.
Pour certains, tel le primesautier Frédéric Strauss de Télérama, cette activité confine à l’orgasme : «Quelques tabous qui sautent, ça fait toujours plaisir» (31 août 2005). Qu’objecter face à tant de juvénile enthousiasme ? Tu ne voudrais pas plutôt faire sauter quelques bouchons de champagne, Frédéric ? Et laisser les tabous tranquilles ?
Devant une telle frénésie, la question du recyclage des tabous brisés risque de se poser rapidement. Comment en effet se débarrasser de ces centaines de tabous détruits ? Les incinérer dans une déchetterie à tabous ? Mais les fumées du tabou brûlé ne trouent-elles pas la couche d’ozone ? A ce jour, aucune enquête scientifique sérieuse n’a encore été menée. On ne sait quasiment rien de la composition moléculaire du tabou. C’est ennuyeux. En matière de combustion du tabou comme dans bien d’autres domaines, ne faut-il pas en appeler au principe de précaution ? Ne vaut-il mieux pas travailler en amont, insister sur la prévention en fabriquant dès l’origine du tabou 100 % recyclable, garanti sans amiante ni CFC ?
Cet extraordinaire engouement pour le mot «tabou», devant lequel un psychiatre venu d’un autre temps diagnostiquerait certainement une écholalie généralisée, lui permet d’effectuer une remarquable remontée vers le peloton de tête de la pensée correcte, où il talonne désormais «éthique», «citoyen», «phobie», «transparence» et «discrimination», échappés en compagnie du maillot jaune aussi niais qu’abrutissant : «ensemble».
Peut-être verra bientôt notre outsider sur la plus haute marche du podium dans le titre d’un roman à succès : Tabou, c’est tout ?
On attend le jour où l’on prononcera des phrases entières avec tabou mis bout tabou. À la forme affirmative : «Tabou, tabou tabou tabou, tabou». Suspensive, presque mélancolique : «Ô tabou, tabou…». Exclamative, en forme d’insulte, fort dans les oreilles : «TABOUUU !»
Deux analystes, sur un même sujet, peuvent détecter des tabous différents, voire antagonistes, et s’écharper pour savoir où se trouve le tabou véritable. Ainsi Denis Baupin déclarait le 19 janvier 2001, un peu avant de commencer à éventrer les voies de circulation parisiennes : «Les Verts préconisent la légalisation du cannabis, tant pour sa consommation que pour sa vente, […] et la médicalisation des drogues dures. Mettre en œuvre ces deux propositions implique de briser un tabou.» Cinq ans passent, Denis Baupin éventre les voies de circulation parisiennes, et Didier Jayle, Président de la MILDT (Mission Interministérielle de la Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie, ouf) affirme sur France Inter le 18 janvier 2006 : «Le cannabis, au début ça aide, et après ça va aggraver les choses. […] C’est le rôle des pouvoirs publics, d’expliquer, d’en parler, de lever les tabous, qu’il puisse y avoir un dialogue sur les drogues et en particulier sur le cannabis».
De temps en temps, une accalmie se produit, on nous fout la paix une douzaine d’heures avec les massacres de tabous. Et même une journée entière. Voire deux. Alors l’étonnement point. On se dit : «Tiens, le tabou va-t-il repeupler nos vies quotidiennes comme le loup le parc du Mercantour ou l’ours les Pyrénées, au grand dam des burinés bergers barbus ?» Mais non, contrairement à ces prédateurs séculaires, le tabou ne dispose d’aucun relais dans l’opinion. Plus personne n’en veut, il paraît autant le bienvenu qu’un canard crevé au bord d’un étang d’une région avicole.
Il suffit pour s’en convaincre de regarder ceux qui ne se réjouissent pas de sa liquidation. «Panne de tabous» titrait Bertrand Poirot-Delpech à l’époque lointaine où il tenait encore chronique dans Le Monde. Et dans le premier tome d’Après l’Histoire, Philippe Muray se demandait dès 1998 en quoi de présentable l’Occident allait pouvoir transformer le tabou de l’inceste, auquel il lui faudra bien s’attaquer un jour ou l’autre. Nous devrions nous méfier, car la réalité a de plus en plus régulièrement tendance à correspondre exactement, avec dix ou quinze ans de retard, aux anticipations cauchemardesques de Philippe Muray.
Autant dire qu’avec un comité de soutien composé d’un académicien septuagénaire et d’un visionnaire prématurément trépassé, le tabou ne va pas aller loin. Pourvu que Benoît XVI ne s’en mêle pas, par-dessus le marché !
Non, la trêve ne dure jamais longtemps. Les battues anti-tabou reprennent de plus belle, aboutissant à des lynchages tabouphobes suivis d’ignobles curées tabouphages. On assiste à des exécutions sommaires filmées n’importe comment à la Ceaucescu.
«Le Medef sans tabous», applaudissait Le Figaro dans son éditorial du 18 janvier 2006. Quelle santé, quelle audace, cette Laurence Parisot ! Quel pari sot, surtout, un Medef sans tabous !
Peu après deux lesbiennes nantaises assignant au tribunal la CPAM qui refusait de leur verser un congé de paternité se plaignaient dans Libération : «La famille reste institutionnelle, taboue». (Si quelqu’un comprend vaguement le sens de cette assertion absconse, merci de me faire signe).
Le persévérant Patrick Bloche, président de la mission d’information sur la famille, se souvient, plein de fierté, dans le même journal : «Il faut revenir en arrière, au moment du débat sur le Pacs. C’était la première fois qu’on légiférait sur le couple homosexuel, qui n’était plus un sujet tabou» (24 janvier 06).
Le lendemain, Amélie Gonzalez enchaîne dans Télérama : «L’alcoolisme, peut-être plus que tout autre dépendance, est un sujet tabou, vécu dans la souffrance, l’anonymat, la honte». Après la «Pute Pride» qui s’est tenue le 18 mars dernier à Pigalle, bientôt une «Pochtron Pride», avec titubation obligatoire dans le cortège ?
Absolument pas découragé en contemplant ce gigantesque cimetière, David Pujadas déniche un rescapé aussitôt liquidé le jeudi 26 janvier 2006 : «À propos de la pédophilie, une campagne vient de commencer en Allemagne, une campagne qui brise un tabou et qui peut mettre mal à l’aise. Elle s’adresse aux pédophiles eux-mêmes, en les encourageants à se signaler».
Le 27 janvier sur France-Inter dans l’émission «Franc-parler», c’est un Jean-François Copé en pleine forme qui déclare : «Je pense que dans ces sujets-là il ne faut plus qu’il y ait de tabous». Il parlait de la violence scolaire.
Le 31 janvier, la fulgurante Cécile Prieur du Monde déclare tout d’un coup, sans reprendre sa respiration : «Le tabou de la sélection à l’entrée en première année de médecine pourrait être levé».
Parfois, des aventuriers dégottent des tabous surprenants, nichés jusques en des recoins insoupçonnables. Ainsi apprend-on attristé quelques heures plus tard sur France 3 : «Un vieux tabou du football associatif est tombé : la Ligue 1 s’ouvre aux marchés financiers».
«Si la sécurité de l’emploi demeure un attrait non négligeable du secteur public, une étude lève le voile sur le sujet encore tabou des précaires de la fonction publique», notait quant à elle madame Chabaud dans L'Humanité du 22 février 2006 (non par Arlette, Christelle. Christelle Chabaud. Arlette c’est Chabot. Ou Laguiller. Mais certainement pas Chabaud).
Conscient de la nécessité d’inculquer le plus tôt possible l’aversion du tabou aux nouvelles générations, le magazine lycéen Phosphore de février 2006 donne la parole à la chanteuse Princess Aniès qui, vantant la singularité du rap au féminin, tabouscule à son tour : «On s’aventure sur des sujets tabous pour les hommes. Moi, par exemple, j’ai abordé le thème de l’homophobie des rappeurs, un thème super tabou». Super tabou mais surtout super intéressant.
Tabou, pauvre tabou…
Tabou, forme francisée de taboo, attesté pour la première fois en Europe dès 1777 sous la plume du capitaine Cook («When any thing is forbidden to be eat, or made use of, they say that it is taboo»), dans le journal de son premier voyage vers le Pacifique sud.
Taboo, du polynésien tapu : «interdit, sacré», sur lequel Lévi-Strauss ou Freud construisirent quelques-unes de leurs plus admirables théories.
Tabou, infortuné substantif, il a fini de servir maintenant, remâché par tant de bouches qu’il n’est plus déchiffrable, comme ces précieuses missives amoureuses oubliées dans la poche d’un vêtement qui ressortent en lambeaux humides du tambour de la machine à laver. Son sens en est perdu, irrémédiablement, et peu à peu le signifié a rejoint le signifiant, aspiré dans le néant par la réitération mécanique et massive.
Et, l’autre soir, Le Monde publiait une tribune de l’historienne Esther Benbassa, consacrée au «gang des barbares». Toute occupée à préparer son «Pari(s) du Vivre-Ensemble : une semaine de lutte contre les discriminations et pour la rencontre des différences» (re-ouf), elle se demandait, indécise, si la sauvagerie dont avait fait preuve les ravisseurs de ce jeune homme beau comme un soleil détenu et torturé trois semaines durant au fond d’une cave sordide, elle se demandait si cette sauvagerie, peut-être, par hasard, entre autres supputations, éventuellement, on ne devait pas l’imputer à «une absence totale de tabous».
06/04/2006
Le Maître du Haut Château ou la vérité truquée de l'art
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